ARISTOTE ET L’ESSAI LITTÉRAIRE
Donaldo Schüler
http://www.schulers.com/donaldo/aristo.htm
Copyright,1996
Considérant les écrits de Aristote inachevés, nés de l’activité didactique, on a nié leur valeur littéraire. La comparaison des écrits de Platon et d’Aristote n’a pas favorisée ces derniers. On tenait Platon pour un littéraire, tandis qu’on réservait à Aristote le rôle de technicien. En outre, on lui attribuait un comportement autoritaire, un discours dogmatique. Des études récentes ont toutefois démontré le caractère inadéquat de ces positions.
Pour évaluer la contribution qu’ Aristote a apporté à l’art d’écrire, il faut d’abord réfléchir sur les circontances dans lesquels les textes qui lui sont attribués ont été produits. Examinons les hypothèses soulevées:
Première hypothèse: L’oeuvre que la tradition nous a fourni fut écrite par des disciples à partir de notes prises pendant ses exposés oraux. Cette hypothèse ne s’appuie pas sur aucune évidence. On observe une certaine régularité stylistique dans les différents écrits aristotéliciens, laquelle aurait difficilement pu être maintenue si plus d’un disciple avait été chargé d’organiser les notes. Cette hypothèse rapproche en outre l’exposé ancien et les cours universitaires modernes destinées aux étudiants réguliers. L’enseignement dans l’ académie aritotélicienne ne connaît cependant aucune formalité semblable. Sans enregistrement, sans obligation de suivre des cours, sans titre à obtenir, l’auditoire d’Aristote se formait et se dissolvait spontanement. Il n’est pas aisé de concevoir des auditeurs soucieux de noter assidûment les leçons du maître.
Seconde hypothèse: Aristote avait l’habitude de rédiger des notes pour ses cours. Ces notes recueillies et corrigées devaient plus tard former ses livres. Cette hypothèse pourrait expliquer le caractère lacunaire de ses écrits que les corrections n’auraient pas éffacés. Comme la première, cette hypothèse projette sur l’antiquité des habitudes récentes. Pourquoi Aristote n’a-t-il pas amélioré ses notes destinées à la publication? Une fois remarquées ces contradictions, pourquoi n’a-t-il pas cherché à harmoniser ses idées ? S’il visait la cohérence, rien ne l’obligeait à être lacunaire et contradictoire.
Troisième hypothèse: Artistote parlait à deux types d’auditeurs . Les uns, formés par des amis (hetairoi) formaient un cercle cultivé à qui Aristote offrait des idées élaborées; les autres, un ensemble d’auditeurs sans formation spécialisée, écoutaient le philosophe discourir librement sur des sujets d’intérêt général. Ces deux auditoires divergents auraient données naissance à des textes plus élaborés ou plus libres. Il n’est toutefois pas aisé de classer les textes d’Aristote dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. On trouve des imprécisions et des contradictions jusque dans les écrits les plus recherchés.
Quatrième hypothèse: Aristote créa un nouveau genre littéraire, qui rappelle notre essai. Ayant refusé la doctrine des idées platoniciennes, Aristote tomba dans une réalité complexe et contradictoire qui lui posait des problèmes qu’ il ne savait pas résoudre.Les textes d’Aristote sont des champs d’ élaboration d’ idées où il travaille avec un intrument imparfait, à savoir le langage, qui posait des problèmes insolubles à tous les penseurs grecs. S’éloignant des procédés de Platon, il renouvelle le dialogue, faisant du texte un espace de discussion qui requiert des récepteurs cultivés et responsables, capables de prendre des décisions à propos de questions non-résolues. Le fait qu’ Aristote ne se rétracte pas renforce la supposition qu’il exposait des idées déjà mûres. Rien n’empêche que le philosophe ait repris ses écrits pour faire des corrections, des amplifications et des substitutions avant de les soumettre pour publication.
La question ainsi envisagée, examinons un texte d’Aristote où ces particularités se concentrent. [ EN, I.III-VI]
Aristote classifie l’oeuvre qu’ il introduit comme une sorte de methodos politike. Methodos désigne un traité systématiquement élaboré, une investigation faite en suivant un chemin (hodos). On part du fait qu’un tel type de travail sera réalisé avec rigueur (hikanôs -suffisement, adéquatement). Mais on ne doit pas exiger de tous les traités la même précision (to akribes).
Gorgias, nous l’avons vu, ne parle que d’un type de discours, le discours persuasif, et le déclare irrésistible. Aristote divise au contraire les discours en discours mathématique (mathématikon) et discours rhétorique (rhétorikon), chacun ayant une méthode différente: La démonstratiton (apodeixis) appartient à la mathématique et la persuasion (to pithanologein) est du domaine de la rhétorique. La qualité coercitive que Gorgias exigeait du discours rhétorique convient par conséquent plutôt au discours mathémathique, car on ne peut légitimement s’opposer à une démonstration mathématique. Or, la démonstration exclue le doute.
La rigueur mathématique séduisait les philosophes depuis Pythagore. Le raisonnement de penseurs tels que Parmenide et Zénon se fonde sur des axiomes mathématiques. Platon fréquentait les mathématiciens et cherchait à donner à son système la même précision , s’opposant à la rhétorique. Il remplace la rhétorique par la dialectique, c’est-à-dire un enchaînement d’arguments qui traverse les discours vers la vérité située au-delà du discours.
Comment exiger la précision du discours rhétorique? Réduire tout discours à l’exactitude mathématique, telle était l’ambition de Platon. Cet enjeu est concevable si on admet des essences éternelles, mais lorsqu’on ne dispose pas de cette base, tout discours, sauf le discours mathématique, manque de rigueur. Le discours rhétorique se montre lacunaire par sa propre nature, défaut que Gorgias songeait à effacer par la persuasion.
Aristote cherche une position intermediaire . Le discours philosophique, le sien, ne s’appuie pas sur la sureté mathématique et ne se plonge pas dans l’imprécision rhétorique., Étant lacunaire, il requiert toutefois des auditeurs responsables.
Le jeune qui, faute d’expérience, manque des qualités indispensables pour juger un exposé érudit, risque de demeurer fasciné par la parole comme l’Hélène de Gorgias. Qui n’est pas capable de juger ne dispose pas des conditions pour suivre un exposé philosophique. Pour cette raison, Aristote exclue les jeunes de son auditoire. Platon affirmait que personne n’est philosophe avant l’âge de cinquant ans. Sans établir une limite, Aristote considère la maturité indispensable pour l’exercice de la philosophie. Le contrôle des passions apporte la maturité, et non l’âge. La persuasion qui visait chez Gorgias la passion cherche maintenant la capacité de juger.
Aristote réduit la distance entre le sujet parlant et le récepteur, ouvrant ainsi un chemin nécessaire pour le développement du savoir. Cette reformulation discursive permet un échange entre égaux, fondement d’une position legitimement politique, comme Thucydide l’avait déjà remarqué . La condition adulte ne s’atteint qu’ à travers un processus continuel de dialogue. Sachant séparer le salutaire du nocif, l’homme éduqué se protège du poison dont aucun discours n’est à l’abri. Nul ne se peut usurper le titre de maître qui n’appartient à personne parce que la formation s’aquiert tout au long d’une vie par des choix responsables.
On observe la trace lacunaire du discours aristotélicien dans son propre exposé. Au début du quatrième chapitre du premier livre, il reprend une matière non sufisamment traitée. Une telle procédure serait inconcevable dans le cadre d’une démonstration mathématique qui n’admet aucune faute, qu’elle soit grande ou petite. Ce qui est inadmissible pour la démonstration mathématique est naturel dans l’ exposé philosophique. Même si le locuteur revient au même sujet plusieurs fois, la lacune ne sera jamais effacée.
Quel est le but de l’exposé? Ce qui n’offre aucune difficulté à la démonstration mathématique devient problematique à l’exposé philosophique. Aristote prend un exemple parmi d’autres: le bonheur. Une question aussi simple suscite des nombreuses réponses il est difficile de dire quelle est la meilleure avant son examen. Si l’on reconnaît qu’il n’y a pas de discours totalement vrai, affirmer que tous les discours sont faux serait tout aussi irresponsable. La question, une fois posée, exige une enquête attentive.
Les positions du locuteur et celle du récepteur sont réversibles. En exposant, Aristote reste attentif à ce que d’ autres ont dit. Nous touchons à un discours qui dépasse le discours particulier, la séparation entre le discours particulier et le discours général étant déjà faite par Héraclite. Aristote insiste sur cette séparation sans tomber dans le naturalisme de son prédécesseur. Le discours auquel Aristote se réfère n’est pas le discours de la nature, mais le discours construit au long de l’histoire par tous ceux qui ont abordé le même sujet. Prétendre récupérer tout ce qu’on dit, ce serait avoir l’ambition de prononcer le discours général, projet qui est inconcevable. Pour maintenir le dialogue avec le discours général, il faut procéder à une sélection. Parmi les opinions émises sur le bonheur, Aristote en choisit quelques-unes, depuis les manifestations populaires jusqu’aux réflexions recherchées. Il ne convient pas que le chercheur refuse quoi que ce soit.
Entourés de réponses contradictoires, nous nous trouvons, après une longue tradition, toujours au début. Où commencer? À partir des principes généraux ou à partir du sensible? Choisissant une position intermediaire entre le sensible et l’intelligible, Aristote ne réussit pas à éviter l’obscurité. Le philosophe ne résout en effet même pas la préoccupation centrale de son oeuvre, à savoir la question de l’être. Essayant de définir l’être, il tombe dans les catégories, d’où le fait que ce qui devrait être un se perde dans la multiplicité des définitions. S’il n’est possible de définir l’être, faute de moyens linguistiques, il n’est pas concevable non plus de définir le beau, qui est aussi simple que l’être. Cette impossibilité soulignée, Platon demeure en-deçá de son enjeu. Le discours, étant multiple, contradictoire, lacunaire, ne peut pas prétendre s’approprier ce qui est simple. Ceux qui affirme qu’Aristote est dogmatique sont injustes envers le théoricien de l’insuffisance discursive.
Aristote, s’ éloignant de Platon, se réconcilie avec la rhétorique combattue par l’auteur de la République. Ce procédé rapproche l’ Ethique de Nicomaque de la Politique. Opérant la convergence du discours public, de l’exposé érudit et de la dialectique platonicienne, Aristote aboutit à son oeuvre qui rappelle l’essai contemporain. Le discours ainsi conçu justifie les imprécisions, les hésitations, les idées insufisamment développées qui carectérisent l’ essai aristotélicien. Le penseur se déclare démiourgos, c’est-à-dire un ouvrier qui travaille pour le peuple à l’instar du médecin, du cordonnier, du politicien. A la manière des autres ouvriers, il rencontre des difficultés pendant l’exécution de son travail, difficultés qu’il essaie de surmonter en demandant la compréhension de ses auditeurs , du public qui le suit.
Cohérent avec la nature publique de son travail, Aristote affirme que son traité est en quelque sorte politique, c’est-à-dire lié à la polis. Selon lui, tout discours, en tant qu’il établit des rapports entre les hommes, est politique. D’un tel discours, on ne doit pas espérer l’expression de sentiments, de passions, d’émotions, de phrases à peine élaborées, qui sont les qualités de l’essai moderne. Nous trouvons déjà l’expression de passions dans le théâtre d’ Euripide, mais la vie passionnelle reste loin des exposés d’Aristote. Pour lui, le langage est logos, le discours universel. Aristote cherche à traduire ce discours qui nous soutient.
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