1 - LE DISCOURS DANS LES DISCOURS
Héraclite, en disant que l’oracle de Delphes ne déclare ni n’occulte mais signifie, définit, avec certitude, son propre discours. Sentant l’insuffisance du système linguistique pour dévoiler le mystère du monde, il développa un langage ambigu, allusif, multisignificatif, apte à saisir la complexité de la réalité à peine entrevue, discours qui gère d’autres discours en un courant sans fin déterminable. Traduire Héraclite c’est pénéter un jeu dans lequel les images se multiplient, jeu d’ondes, éphémères, vives. L’infidélité nécessaire de la traduction ouvre des distances dans lesquelles les significations changeantes se meuvent, creusant des lits imprévus dans la fluctuation universelle. Nous entrons dans le jeu sans le détenir, sans crainte de glissements, mais avec la ferme détermination du coup adéquat.
Quoi que le discours soit celui-ci, les hommes tardent toujours, non seulement avant de l’entendre, mais aussi dès qu’ils l’ont entendu; car, même si toutes les choses arrivent selon ce discours, ils se montrent tels des inexpérimentés lorsqu’ils expérimentent de tels mots et de tels actes que je poursuis suivant la nature en distinguant chaque chose et en la montrant comme elle est. Mais les autres hommes ignorent ce qu’ils font après s’être réveillés, comme ils oublient ce qu’ils font lorsqu’ils dorment (B1)
Quel est ce discours qui ne soustrait pas les hommes à l’ignorance? Que faire avec l’adverbe aei (toujours)? Les hommes tardent-ils toujours ou le discours est-il toujours? Pourquoi décider ce qu’Héraclite veut indécis? Conservons toujours dans l’indécision; dans l’indécision toujours déclare la continuité de ce qui arrive et de ce qui demeure en-deçà. Le Discours? Est-ce l’universel ou est-ce celui d’Héraclite? Provoquons, attentifs au penseur, la convergence d’interprétations divergentes. Notre discourir se résoud dans l’être en-deçà non seulement du Discours, le Discours des discours, mais aussi des discours en cours (celui d’Héraclite et celui d’autres) avant et après les avoir entendus. Le Discours et les discours nous excèdent comme processus d’organisation. Dans l’impossibilité et dans l’obstination de les atteindre, nous produisons de nouveaux discours, qui dans l’excès ont le destin des premiers, et nous continuons irrémissiblement immergés dans l’accomplissement de l’ignorance. Lents et vagues, nous survenons dans l’ignorance et faisons l’ignorance survenir, notre chemin sans appel. Nous en arrivons à ces réflexions, en dérivant l’adjectif axynetos (attardé), de a-xyn-iemai (ne pas aller avec, ne pas accompagner, rester en-deçà de la vérité, entendre l’appel du Discours sans le comprendre. L’adjectif verbal en -tos existe seulement dans des dérivés; axynetos est celui qui ne se presse pas, qui ne désire pas entreprendre.) Comme toujours, discours est ambigu, il peut aussi bien être le Discours des discours comme il peut désigner un des discours, celui d’Héraclite, par exemple. On observe, cependant, la différence entre un discours et le Discours. Un discours et le Discours ne coïncident ni ne se rejettent. Le Discours traverse chacun des discours; en eux nous le voyons et le perdons. Ce n’est pas seulement nous qui advenons, les choses aussi adviennent en accord avec le Discours, accord qui n’est pas coïncidence, accord qui vient de désaccords sans lesquels aucun accord ne se verrait célébré.
L’inexpérience dans le Discours ne signifie pas le manque d’initiation dans n’importe quel discours. L’attachement indu à des discours retarde l’accès au Discours. Il y a des discours qui prennent, qui ferment le passage à d’autres discours. Ainsi sont les discours mythiques lors de la vigueur du mythe. Héraclite pense, qui sait, aux dévots aux mondes créés par Homère et Hésiode. Les mots (epea) sont-ils des épopées? Les actes (erga) sont-ils des rites au travers desquels l’homme cherche un passage vers ce qui le dépasse? Le discours d’Héraclite agresse comme exposition, il propose ce que d’autres discours retiennent. Si les discours ont la vertu d’exposer, il ne leur manque pas la ténébreuse qualité d’imposer, contradiction logée au coeur de l’exposition. Aucun discours ne retient l’exposition sans préjudice. Héraclite attaque la croûte durcie de discours qui, se niant comme tels, tendent à se rendre absolutistes, évadés du flux. Le penseur affronte les cuirasses pour surprendre ce qu’elles recouvrent. Il se fait obscur pour déchaîner ce qui vit dans les ombres, la nature qui survient et fait survenir.
La forme verbale diegeumai ou diegeomai (je poursuis), dérivée de hegemon, chef de troupes, a une consonnance militaire. Ceci ne surprend pas chez un auteur pour qui le conflit est le père de toutes les choses. Adversaire d’Homère, Héraclite se présente comme un diégète, narrateur épique d’une campagne dont il est le propre protagoniste. L’armée qui l’accompagne devra distinguer (diaireon) en unités des forces conflictuelles. Dans cette entreprise, tous sont inexpérimentés puisqu’ils procèdent d’un monde, le mythique, dans lequel on raisonnait différemment. Ceux qui marchent avancent comme qui s’éveille. Héraclite se dispose à dire comment sont les choses, le voile de la nuit qui les revêtait une fois défait. Ceux qui l’écoutent doivent se contenter, toutefois, d’un exposé lent, vu que l’exposant ne présente pas comme les aèdes des faits conclus. Héraclite expose les choses à mesure qu’il les découvre. Même ainsi il ne les prétend pas toutes prêtes. Pour accompagner l’exposé chaque auditeur devra revoir ce qui lui est montré. Les résultats de l’investigation d’hommes qui s’éveillent ne touchent qu’à des éveillés. La méthode est révolutionnaire: au lieu du passé, le présent, investigation au lieu de chants conclusifs, tâche en marche dont on ignore la fin. Du chant et de la danse on va à la parole, au marcher attentif; du dire des muses, au Discours - sans sujet ni objet - celui de toujours, source de tous les discours.
Délivrés de narratives mythiques et de cérémonies rituelles, mots et actes sont soigneusement examinés. Au contraire des penseurs préoccupés à réfléchir sur le fondement, Héraclite se maintient dans ce qui touche à nos oreilles, yeux, langue, peau. Le sens se trouve dans ce que nous sentons. Qui parle n’énonce pas les règles qui rendent l’énoncé intelligible, cependant, la grammaire est présente dans chaque particule de ce que nous disons. La grammaire est le discours. Comme il existe des grammaires régionales dans la grammaire générale, il y a le Discours et les discours. L’univers d’Héraclite est vivant, les choses purement choses, il n’y en a pas. Toutes les choses et tous les mots sont des actes: actes de parole, actes du Discours.
Le discours d’Héraclite a l’avantage de vaincre les frontières du discours particulier en direction au Discours qui excède tous les discours et les appuie, Discours occulte dans la nature qui occulte. Attentif au discours, tant le souvent déjà dit que le pas encore proféré, Héraclite en entreprend l’examen. Le Discours génère ce qui est et ce qui se dit. En générant, il restaure le mouvement de ce qui tend à la rigidité létale.
D’autres hommes, non éveillés comme Héraclite, dorment dans le sommeil et la veille. Plongés dans le sommeil, leur échappent les expériences quotidiennes et leurs urgences. Ceux qui recherchent chez les agents mythiques une explication aux événements ne vivent-ils pas endormis? Eveillés, ils agissent comme s’ils ne voyaient rien. Pour quel motif considérer éveillé l’homme qui soigne seulement ses intérêts sans chercher à comprendre le monde comme un tout, sans prêter attention à la relation entre les innombrables expériences quotidiennes. Non contents des mots, les éveillés questionnent la grammaire. La grammaire ne se dévoile qu’aux vigilants. Eux seuls peuvent évaluer, juger, dire.
1.2 - Le co-(mm)-un et le commun
Le conflit des discours déflagre des voix en divergence convergente.
Pour cela il convient de suivre le co-(mm)-un, car le co-(mm)-un est le général. Pourtant, quoique le Discours soit co-(mm)-un, vivent les multitudes comme si elles avaient une connaissance particulière.(B 2)
Commun? Comment devons-nous le comprendre? Si nous avions l’audace de découper commun en co-(mm)-un, nous commettrions violence au corps du langage, bénéfique, cependant, pour en dévoiler le sens. Co-(mm)-un récupère xyn-on: xyn [syn] (avec, "co"), on (participe présent du verbe eimi - être). Co-(mm)-un: être conjointement un. Où? Dans le Discours.
Le discours déchaîne une longue histoire, qui se confond avec la tradition occidentale depuis les origines. Nous voulons recueillir dans "discours" le sens du substantif logos. Logos désigne beaucoup de choses. Homère emploie le verbe lego, de la même racine que logos, pour le processus de recueillir des aliments, des armes et des os, pour réunir des hommes. Chacune de ces opérations implique un comportement judicieux; on ne réunit pas des armes, par exemple, sans les distinguer d’autres objets. De façon concomitante, logos signifie une réunion de choses sous un critère déterminé. Des armes mêlées à des os sans aucun critère ne formeraient pas de logos, elles provoqueraient un sentiment de désordre, de chaos. Le Logos correspond, donc, au co-(mm)-un, pas seulement de mots mais aussi d’êtres.
Logos ne se restreint pas, cependant, à l’ordonnement des êtres, il étend des liens, avec la même vigueur, entre des mots. Surgit ainsi le discours verbal. Sans logos il n’y a pas de discours; il y a, au plus, amoncellement chaotique de mots. Sans le discours verbal, nous serions dépourvus de ressources pour nous référer au Discours. Bien que le Discours dépasse en richesse et signification le discours verbal, on n’offre pas de cours à son exploration sinon celui-ci. Le discours verbal s’ouvre en accès et se ferme en limite. Il traduit le co-(mm)-un sans l’emprisonner. Il s’insère dans le co-(mm)-un sans se confondre avec lui. Emprisonner le Discours dans le tissu verbal a toujours été dans la mire des hommes.
Nous surprenons encore le logos à l’intérieur de nous-mêmes, lorsque compréhensiblement tournés vers le spectacle du monde. Le logos intérieur s’ajoute aux deux autres dans le même mouvement de co-(mme)-unauté.
Suivre le co-(mm)-un signifie réprouver la dispersion, adhérer à l’unité, recueillir les éclats et les ordonner en un, ne pas consentir à la dissolution.
Comment distinguer connaissance particulière et discours co-(mm)-un? Connaissance traduit le substantif phronesis, dérivé de phren (diaphragme), et désigne la connaissance qui s’acquiert au travers des sens, le savoir pratique. Héraclite ne méprise pas l’information des sens. Nous verrons l’insistence avec laquelle il se réfère à eux. Il condamne, cependant, ceux - et ils constituent la majorité - qui, n’arrivant pas à se dresser au-dessus des sens, végètent entortillés dans le tourbillon chaotique des informations sensoriellles. Comme l’impression sensorielle, pour être unique, n’est transférable, chacun construit son propre territoire de sensations.
La connaissance particulière (idian phronesin) a le idiotes, l’idiot en sens étymologique. L’idiot est celui qui ne sort pas de soi. Il agit comme si rien ne lui était donné, comme si les autres n’existaient que pour le servir, comme si venait de lui tout ce qu’il est. L’idiot consomme. On consomme des objets de consommation. L’idiot consomme aussi des personnes, mais seulement après les avoir transformées en objets, que ce soit dans sa vie amoureuse, commerciale, industrielle ou politique.
L’idiot ne réfléchit pas parce qu’il a fait du monde extérieur une chose soumise à ses désirs et, le déchosifiant, il le dégrade à des sensations. Il lui importe de sentir, sentir beaucoup, il n’importe quoi. Sans monde extérieur, l’idiot vit sans problème. Il ne progresse ni ne régresse, il est déjà à la place où il a toujours voulu être. Même éveillé, l’idiot dort du sommeil du juste. Lui suffisent les ténèbres intérieures, car pour lui sont lumière les rêves immatériels, dociles ses besoins et ses désirs.
La connaissance particulière n’est pas banale, elle est construite, auto-suffisante, compacte. C’est la connaissance de l’homme qui achète et vend, produit, dirige des états, soigne, lutte avec le divin, attaque et défend avec l’épée. L’homme s’enserre dans une connaissance particulière, même s’il atteint une position de choix, même s’il est vu et applaudi, même s’il est à l’origine de grands faits. Le particulier circonscrit individus et groupes. L’homme cesse d’être idiot quand il sort de soi et constate qu’il y a des choses qui ne dépendent pas de lui, qu’il y a d’autres je avec les mêmes droits que les siens, qu’il n’existe pas seul, qu’il se fait avec eux.
Tout est problème pour qui sort de soi; il y a des pierres sur le chemin. Héraclite propose le discours comme ressource pour unir ce qui d’une autre façon se disperserait et pour communiquer avec les autres. Le discours retire de l’idiotie sans détruire ceux qui concourent. Le discours est proféré en lieu commun à tous, le discours constitue le lieu commun, il met un parlant devant un autre sans hégémonie. Le discours fait de tous un, sans nuire à personne.
Qui sort de l’idiotie entre dans le discours. Penser c’est vivre dans le discours: dire et écouter. Le discours réunit. Ceux qui entrent dans le discours ne cogitent pas son utilité. En direction au commun se rompent des frontières, fractures qui tendent à se régénérer. Le sommeil guette les vigilants. Sans décision de se maintenir éveillé il n’y a pas de veille.
Les sens se valident quand ils sont accueillis dans le discours co-(mm)-un. Il est clair que le co-(mm)-un n’exclut pas le commun, l’ordinaire. Le co-(mm)-un est exagérément ordinaire, parce que offert à tous. Si nous ne le percevons pas, c’est par usure logique. Le discours co-(mm)-un accueille le discours ordinaire, beaucoup d’observations procèdent du train-train journalier. Dans l’espace commun tous conviennent.
Accompagnons les implications politiques du commun. La cité-état, en incitant les hommes à prendre leur destin en mains propres, désacralise. Rien de ce qui appartient au domaine public ne doit être régulé par un unique individu. Les sujets communs sont traités lors du débat, la guerre de mots qui gère le bien commun. Le discours soutient, rassemble, unit, critique, veille, règne. Le discours propose le Discours, base de la démocratie universelle qui abrite tous les êtres.
Nous pourrions, en traduisant Héraclite, maintenir logos en souligné, déclarant l’indigence de notre langue devant la richesse des ressources verbales du peuple qui se niche aux origines de la culture occidentale. Au lieu de cette option mélancolique, nous préférons maintenir un dialogue distant des textes que la tradition nous a légués et nous le faisons, le cas échéant, à travers João Cabral de Melo Neto. Nous comprenons que les définitions de discours expérimentées par le poète dans "Rio sem discurso"("Fleuve sans discours"), en partie déjà recueillies dans les considérations précédentes, peuvent mener à l’absorbtion de logos, le faisant fluer, transfiguré, en langue portugaise. Allons au poème de Cabral:
Quand un fleuve coupe, il se coupe net
le discours-fleuve de l’eau qu’il faisait;
coupé, l’eau se casse en morceaux,
en puits d’eau, en eau paralytique.
En ambiance de puits, l’eau équivaut
à un mot en ambiance dictionnaire:
isolée, elle stagne dans son propre puit
et parce qu’ainsi elle stagne, stagnante;
et encore: parce qu’ainsi stagnante, muette,
et muette parce qu’avec aucune ne communique,
parce que s’est coupée la syntaxe de ce fleuve,
le fil d’eau parce qu’il discourait.
Le discours d’un fleuve, son discours-fleuve.
arrive rarement à se relier vraiment;
un fleuve a besoin de beaucoup de fils d’eau
pour refaire le fil ancien qui l’a fait.
Sauf la grandiloquence d’une crue
lui imposant provisoire un autre langage,
un fleuve a besoin de beaucoup d’eau en fils
pour que tous les puits s’emphrasent:
se réactivant, d’un puit à l’autre,
en phrases courtes, alors phrase à phrase,
jusqu’à la sentence-fleuve du discours unique
en lequel si elle a voix la soif il combat.
Comme l’on voit, le poète re-sémantise un terme que l’usage a banalisé, éveillant les signifiés courir, fluer, contenus dans le substantif cours, qui entre dans la composition de discours. Illuminée la métaphore, le discours se fait "cours d’un fleuve", et en courant/discourant, les phrases refont le flux coupé par les mots stagnants dans les définitions rigides du dictionnaire. Le discours-fleuve, en réactivant, réunissant, recueillant, emphrasant, organisant, disposant, réactive certains des signifiés de logos. Provoquant la confluence du fleuve héraclitien avec le fleuve de João Cabral, nous pouvons ouvrir le dialogue avec la langue antique, solliciter de nouvelles associations et dire "discours" sans l’étrangeté de l’accent étranger.
Il y a des prisionniers au système dans lequel ils sont insérés, stagnants en eau paralytique, sourds. Parce qu’ils considèrent comme absolu le discours restreint, l’eau coupée en puits, ils ne répondent pas à l’appel co-(mm)-un, en lequel ils seraient une voix entre beaucoup d’autres. Paralysés dans le discours privé, ils perdent l’accès à ce qui embrasse tout. Le manque d’entendement est caractérisée:
Les démunis de (entend) (mouv) ement, en écoutant, paraissent sourds; un dicton témoigne d’eux: les présents sont absents. (B34)
Nous voulons indiquer avec les parenthèses les signifiés superposés: compréhension et mouvement, présents dans l’adjectif axynetos, déjà analysé. La seconde acception définit la première. Dépourvus d’entendement sont ceux qui ne se mettent pas en mouvement avec d’autres, destinataires du même appel.
L’appel vient du dehors de l’homme et des systèmes. Les êtres s’organisent en signes du Discours qui les comprend et les dépasse. Le savoir consiste dans l’emphraser sans préjudice de particularités. Seulement alors sommes-nous dans la sentence-fleuve du Discours unique, qui a besoin de beaucoup d’eau pour que tous les puits s’emphrasent.
Les sourds à l’appel ne perçoivent pas d’autre voix au-delà de celle qui leur est familière. Obstinés dans le refus de la réactivation du propre avec autrui, ils perdent non seulement l’intelligibilité du tout comme aussi s’obscurcit à eux la lumière privée qui les éclaire. Ce qu’ils ont pour lumière se fait obscurité. Dans le but de maintenir vivante la pensée, Héraclite attaque les paralysies. Le savoir résulte de ceux qui marchent, attentifs au même appel.
Il est étonnant qu’Héraclite argumente avec des proverbes, sentençes anonymes mécanicament répétées en des situations bien diverses. Qui profère des proverbes ne pense pas, d’autres ont déjà pensé pour lui. Mais c’est à des sourds que parle Héraclite. Si des discours pensés ne les ébranlent pas, qui sait, peut-être des mots vulgaires? De plus en plus, le Discours est présent dans tous les discours. Pour le comprendre, il suffit d’ouvrir les oreilles.
Parce que le discours dans n’importe laquelle de ses acceptions est action, sans mouvement pas d’entendement. Le rêve touche des endormis. Pour le comprendre il faut s’éveiller et réfléchir sur lui. L’entendement suit les pas du Discours: il réunit, établit des relations; travail d’éveillés.
Une présence physique n’établit pas de communauté. Le discours est le lit dans lequel discourent appel et réponse. Si les fils du discours se coupent, si au lieu du fleuve des puits s’isolent, s’éprouve le fléau de la sêcheresse, la voix devient muette, la vie ne résiste pas à la mort. L’appel sonne dans l’intérêt de l’un, lie les fils qui ensemble forment le courant du grand fleuve. Dans le Discours, des absences emphrasées se font présences effectives.
Du Discours avec lequel assidûment ils vivent, puisqu’il gouverne tout, de celui-ci ils s’éloignent, et les choses avec lesquelles ils s’affrontent tous les jours,celles-ci leur semblent étranges (B 72)
D’un côté est le Discours. Il traverse (dioikounti) la maison où nous habitons. Il réunit toutes les maisons. Il ne traverse pas pour traverser, mais traverse pour administrer, pour arranger, pour mettre les choses à leur juste place. Il produit des arrangements semblables aux mots disposés sur la page écrite. Le Discours est structure, il est réunion.
Le Discours se profère pour lui-même. Même si oublié, méprisé ou ignoré, le Discours gouverne. Articulé en nous et hors de nous, en lui nous vivons et vivons ensemble. Dans la marche, la liaison et le renouement, il se construit. Comment comprendre, désinformés sur sa syntaxe? Désinformés, où chercher le sens de ce que nous sentons? La distance stratégique demeure protégée, celle que nous prenons pour mieux observer. Mais l’avertissement vaut pour la dispersion, le recul sans retour.
Nous, qui vivons avec d’autres et avec des choses, avec des parties du tout, sommes à l’autre extrémité du Discours. Des choses qui nous devraient être familières nous fixent de regards étranges lorsque nous ignorons les maillons qui les unissent. Nous nous comportons comme des personnes qui passent les yeux sur une page écrite en une autre langue; quoique nous reconnaissions les lettres, ignorants des lois qui les unissent, nous échappe le sens. Nous marchons, ainsi, comme des étrangers dans le monde qui est le nôtre. Nous sommes dans le monde et nous n’y sommes pas. Fermées les portes des maisons de tous, nous nous enfermons dans la nôtre. Etrangers au monde, nous nous méfions des êtres qui nous entourent.
Les constater du bout des doigts, les déguster, danser au rythme des sons, participer à la fête des couleurs ne suffit pas. Ceux qui refusent l’invitation au symposium du Discours s’obstinent à vivre dans des puits d’eau stagnante.
Or, trouver étrange est le début du savoir. Qui a les yeux sur l’étrange sait. Seuls les endormis ne trouvent pas étrange. A leurs yeux sommeil et réalité ne se distinguent pas, perceptibles seulement aux attentifs au Discours.
Nous perdons la notion du Discours co-(mm)-un lorsque nous permettons que le savoir se divise en puits. Il ne convient pas d’asseoir une hypothétique unité sur certain discours cru, fût-il celui d’Héraclite. Le discours particulier ne mène pas au tout. Nous n’atteignons pas non plus le tout en divisant le savoir en savoirs. Le Discours co-(mm)-un excède les parlants, les recueille dans la trame des relations. La trame c’est lui, les mots emphrasés. Héraclite n’est pas plus qu’une voix dans le Discours. Qui entend seulement une voix ne perçoit pas le choeur.
Ne m’écoutant pas moi mais le Discours, sage est le concours: toutes les choses sont un seul. (B 50)
Le coup lancé par Zeus à l’androgyne primitif montre aujourd’hui son entière gravité. Nous vaguons castrés, incurablement malades. Abandonnés par l’unité, nous nous installons en un précaire et inconvenant succédané, l’idéologie. D’accord sur le concourir, si nous tolérons que le discours de chacun résonne dans le concours co-(mm)-un . Le Discours co-(mm)-un, dans son ampleur, est contre-idéologique. Il appelle des abris vers la place, il est de tous sans être de personne, il est à l’endroit où tous conviennent. Héraclite joue avec logos et homologein (homologuer, concorder, convenir). Rapprochant "discours" et "concours", nous répondons au jeu. Homologein n’est pas répéter le déjà dit. Entre le discours proféré et le répété s’ouvre la distance qui va de l’original à la copie. Aucun discours ne reproduit l’original. En homologuant nous distançons, nous concourons.
La position du non en tête de la phrase est emphatique. Rarement un discours débute en niant. Des aphorismes héraclitiens connus, c’est l’unique fois. Le non éclate en un contexte d’affirmation. La négation retire du parlant l’autorité que le discours lui concédait.
Héraclite vit à une époque en laquelle les discours persuasifs s’allument. La persuasion n’y est pas conduite par la vérité. Il y a le parler de celui qui profère des discours et il y a le dire du Discours. Le permier contraint à la vision particulière, le second libère pour le conflit des contraires.
Rien ne s’entend sans décision d’entendre. Rester attentif à des discours séducteurs est commode. Percevoir les mouvements du Discours, qui agit dans le silence, dans l’espace qui s’interpose entre les mots, qui opère dans le conflit, qui réunit - requiert l’énergie d’éveillés. Etant invisible, il se dirige aux oreilles.
Entendre le Discours? Mais qu’est-ce qu’il dit? Il dit l’ordre, l’union, l’approximation, l’harmonie des parties, il dit que toutes les choses constituent un seul. Le Discours nous appelle, avec lui nous concourons. Ceux qui entendent organisent des univers au lieu où ils agissent: verbaux, politiques, familiers, professionnels... Sans le concours de ceux qui concourent jusqu’au plus beau des mondes se disperse comme paille. Les oreilles sollicitées pour le Discours sont celles qui recevaient une orientation des muses. Ce serait plus commode s’il y avait un interprète du Discours avec une autorité sacerdotale. Mais alors il n’y aurait pas de concours, il y aurait soumission à un ordre imposé. Le Discours n’agit pas ainsi parce qu’il préside à des ajustements et des réajustements, un mouvement. Sans attention au Discours, les flux stagnent, les discours s’exténuent, la flamme s’éteint. Activer le mouvement est la tâche de ceux qui concourent. Il y aura toujours des erreurs de syntaxe, des mots désactualisés, des pièces désajustées. Le Discours convoque des concurrents pour des tâches précises.
Ceux qui se souviennent du banquet de Platon savent combien le cherché s’esquive, le divin, ce qui dans l’offre se retire. Evitons, cependant, une lecture platonisante. Héraclite ne cherche pas un accès à un autre monde. Son champ d’action est exclusivement celui-ci. Le divin s’offre et se retire dans le temps et dans l’espace où nous vivons et sommes.
Des choses divines la majeure partie, par manque de confiance, échappe à la connaissance. (B 86)
Personne n’ignore tout. La pure information des sens, quoique précaire, est encore savoir. On touche, on déguste, on sent le divin. Tout savoir, néanmoins, est mêlé de non-savoir. Si nous ignorions entièrement ce que nous cherchons, comment nous mettrions-nous en chemin?
Ceux qui aiment le savoir se surprennent être malheureux bien avant Platon. L’ardeur dirigée vers ce qui fuit de tous s’agite dans la mêlée du découragement et de l’espoir. Le manque de confiance est évasion sans vestige. Le philosophe est, pourtant, amant malheureux; pour maintenir allumée la flamme du désir, il combat sa propre méfiance.
Le Discours co-(mm)-un, le divin, est ce qui se cherche. Pendant que nous sommes en chemin, nous proférons ces discours partiaux, nécessaires pour être ce qui nous maintient en marche; précaires, parce que le non-dit supère de beaucoup ce qui se dit. Les irrémissiblement désespérés, par fatigue, décrètent la parcelle suffisante. De ceux-ci l’histoire présente de notoires exemples. Pour se soigner du désespoir ils s’enfoncent dans le désespoir, déclarant tout le bien peu qu’ils ont.
Les discours ne sont jamais le Discours. Notre parler progresse en tentatives frustrées pour emprisonner dans les filets de la syntaxe ce qui se déclare hostile à n’importe quels confinements. Si nous en profitions pour surprendre le noyau de l’indicible, nous proférerions la dernière parole, qui décréterait la fin de tout parler. Le savoir est décidément plus que le dit. Ce qui dans les discours savants séduit brille comme reflet du savoir absent. L’occulte est beaucoup plus que ce qui se montre.
De combien ai-je entendu de discours, personne n’arrive à comprendre que le savoir est séparé de tous. (B 108)
Héraclite est écouté et écoute. Le propos de qui écoute et de qui parle est un seul: le savoir. Ne pas savoir est la déclaration tacite ou déclarée de ceux qui écoutent. Comment écouterait Héraclite s’il savait déjà? Qui sait n’écoute pas, il dit. N’étant pas en qui écoute ni en qui dit, le savoir est séparé de tous. Séparé, il sépare. Sur le séparé il parle à des séparés. Le parler a lieu entre inquiets, le parler inquiète.
Qui nous écoute nous hante, pour procéder de carence. Le discours parcourt la carence de qui dit à la carence de qui écoute. Qui écoute se met sur la route du possible. Autrui surgit en écoutant. Qui écoute s’éveille à des possibles.
Qui écoute légitime le discours. Pour quoi parler si personne n’écoute? S’il n’était de bouche qui parle à une oreille attentive, les transitions seraient impensables. Entre les fragments d’Héraclite rare est l’emploi de la seconde personne. Autrui apparaît dans le dire, dans l’entendre, dans le faire - dans le fluer, dans la transition. Clarice Lispector: "Entre l’horloge, la machine et le silence il y avait une oreille à l’écoute, grande, rose et morte."
C’est l’ambition de beaucoup de confondre le Discours co-(mm)-un avec le dire d’un seul. Si l’irréalisable se réalisait, la recherche serait assaillie par le dicton, le dialogue se rendrait au monologue, le langage en arriverait à la fixité des ressources que nous inventons pour notre survie.
Le savoir se sépare de par sa propre nature, assurant qu’il n’est pas une chose parmi des choses, ni une chose au-delà des choses. N’étant pas chose, il arme des relations entre les choses, indique la fonction des mots dans la syntaxe. Il est cohésion, sens non-substantiel de ce qui paraît. Le savoir se refuse à nous, les parlants, pour nous instituer comme différents. Exclus, nous participons et, en ce caractère, nous parlons. Nous cherchons à interpréter dans nos versions les énigmes de son langage. Le texte original, refondu dans d’autres versions, séduit en tant qu’inaccessible et ainsi illumine. Il est présent, n’étant pas. La déclaration de fidélité n’étouffe pas la dissonnante voix de la trahison. Séparé de tous, le savoir nous rend solidaires dans la carence. Nous nous appuyons mutuellement dans la recherche. Nous cherchons en d’autres horizons ce que nous ne cueillons pas en notre territoire. Kekhorismenon (séparé) se dérive de khora (région, territoire). Qui écoute sort de son territoire à la recherche de l’autre. Ecouter déterritorialise.
Il y a ceux qui aiment le savoir. Ceux-ci ne s’excitent pas. Ils soumettent l’insolite à un patient examen. Habitués à affronter des certitudes, le monde entier leur devient étrange, même les endroits familiers. Provocateurs de mystères, Ils n’épargnent pas leurs efforts pour les désenchanter même si le travail ouvre des distances.
Les imbéciles choisissent l’extrême opposé. Ils vivent excités par des rêves, des visions, des contes, des chants, des paroles:
L’imbécile aime s’exciter par n’importe quel discours. (B 87)
L’excitation n’arrive pas aux imbéciles inopinément. Pour leur causer du plaisir, ils la recherchent. Sources d’excitation: le timbre de la voix, l’harmonie des gestes, l’éclat des yeux, l’agilité de l’argumentation, le rythme des phrases... Séduits, ils partent sans nord. "Imbécile" ne perd pas totalement la rudesse de l’adjectif blax, qui rappelle le son d’un vase qui se rompt.
L’homme pondéré se ménage. Vu que le Discours alimente les discours, le compromis de qui aime est avec le Discours. Les inattentifs à l’appel du Discours sont entraînés par le tourbillon des enchantements inconséquents.
1.10 - Le discours autoritaire
Pythagore, inventeur de véritables erreurs. (B 81)
Pythagore est à peine un nom de référence. Il rappelle ceux qui lorsqu’il parlent exercent le pouvoir sur des auditeurs soumis. Dans les villes qui se démocratisent le mot fulgure comme une arme, non rarement, dangereuse. La rhétorique, inventée pour persuader, cherche à influer, même au sacrifice des faits. Cet écart ne peut compter sur l’appui d’Héraclite, engagé à faire du mot un instrument rigoureux pour dévoiler les mystères de l’univers. L’avertissement d’Héraclite n’a pas garanti la multitude des artifices qui avilirent les assemblées populaires pour la ruine de beaucoup d’états. Le libre exercice de la parole n’est pas tout, il requiert encore l’intégrité de ceux qui l’utilisent. Si le discours s’élève pour faire briller l’orateur, le chemin vers la vérité est, lui, bloqué.
Politique ou philosophique, le discours qui offre tout prêt l’objet de l’investigation, trompe. En-deçà du Discours, aucun discours n’est plein. Donnant pour conclu ce qui n’est qu’un projet, le parlant autoritaire présente comme cible ce qui n’est qu’un pont.
Qui parlerait de Priene ou de Teutames, si Bias n’était pas né en ce lieu et de ce père? Le discours distingue le lieu dans lequel il émerge. Il provoque des événements en survenant:
A Priene naquit Bias, fils de Teutames, de plus plein discours que celui des autres (B 39)
Bias comparaît dans le discours comme sujet et comme objet. Comparé à d’autres discours, celui de Bias fait un plein signe. Plein ne signifie pas terminé. Plein est le Discours robuste et ample, celui qui amène à la lumière et s’étend en associations qui fluent et refluent en de nouvelles vagues de sens. Le plein s’ouvre au flux copieux de ce qui vient. Chez Bias, le discours, en fluant, se fait histoire.
Le discours de Bias s’oppose aux discours qui dépérissent dans l’insistance des formules. Inertes, ils ne font pas irruption en articulations fécondes. Destitués de pouvoir, ceux qui commandent s’emparent d’eux. Comment se les rappeler, s’ils ont opté pour le parti des sons qui s’éteignent? Qui profère le Discours plein éveille le parler approbatif d’autres parlants. Dans le flux et le reflux le nom s’illustre en renom, nom authentifié dans le reflet.
1.12 - Traduction et tradition
Voici le Discours, la convergence de beaucoup de cours, la superposition de courants. Les cours, en discourant, se font et se défont, convergent et divergent dans le fluer qui se refait. Traduire c’est maintenir vive la tradition, c’est empêcher que le fleuve se coupe en puits, qu’il stagne, qu’il meure. Traversant la langue de João Cabral, Héraclite résonne d’un timbre nouveau sans oublier le dialecte original. Le discours en cours requiert la traduction.