1 - LE DISCOURS DANS LES DISCOURS Donaldo Schüler http://www.schulers.com/donaldo/herac-fr Copyright,1996 Trad.: Pascal Lelarge |
1.1 - Veille et sommeil
Héraclite, en disant que l'oracle de Delphes ne déclare ni n'occulte mais signifie, définit, avec certitude, son propre discours. Sentant l'insuffisance du système linguistique pour dévoiler le mystère du monde, il développa un langage ambigu, allusif, multisignificatif, apte à saisir la complexité de la réalité à peine entrevue, discours qui gère d'autres discours en un courant sans fin déterminable. Traduire Héraclite c'est pénéter un jeu dans lequel les images se multiplient, jeu d'ondes, éphémères, vives. L'infidélité nécessaire de la traduction ouvre des distances dans lesquelles les signifiés changeants se déplacent, creusant des lits imprévus dans la fluer universel. Nous entrons dans le jeu sans le détenir, sans crainte de glissements, mais avec la ferme détermination du coup adéquat.
Quoi que le discours soit celui-ci, les hommes tardent toujours, non seulement avant de l'entendre, mais aussi dès qu'ils l'ont entendu; car, même si toutes les choses arrivent selon ce discours, ils se révèlent être des inexpérimentés lorsqu'ils expérimentent de tels mots et de tels actes, que je poursuis suivant la nature en distinguant chaque chose et en la montrant comme elle est. Mais les autres hommes ignorent ce qu'ils font après s'être réveillés, comme ils oublient ce qu'ils font lorsqu'ils dorment (B1)
Quel est ce discours qui ne soustrait pas les hommes à l'ignorance? Que faire avec l'adverbe aei (toujours)? Les hommes tardent-ils toujours ou le discours est-il toujours? Pourquoi décider ce qu'Héraclite veut indécis? Conservons toujours dans l'indécision; dans l'indécision toujours déclare la continuité de ce qui arrive et de ce qui demeure en-deçà. Le Discours? Est-ce l'universel ou est-ce celui d'Héraclite? Provoquons, attentifs au penseur, la convergence d'interprétations divergentes. Notre discourir se résoud dans l'être en-deçà non seulement du Discours, le Discours des discours, mais aussi des discours en cours (celui d'Héraclite et celui d'autres) avant et après les avoir entendus. Le Discours et les discours nous excèdent comme processus d'organisation. Dans l'impossibilité et dans l'obstination de les atteindre, nous produisons de nouveaux discours, qui dans l'excès ont le destin des premiers, et nous continuons irrémissiblement immergés dans l'accomplissement de l'ignorance. Attardés, nous survenons dans l'ignorance et faisons l'ignorance survenir, notre chemin sans appel. Nous en arrivons à ces réflexions, en dérivant l'adjectif axynetos (attardé), de a-xyn-iemai (ne pas aller avec, ne pas accompagner, rester en-deçà de la vérité, entendre l'appel du Discours sans le comprendre. L'adjectif verbal en -tos existe seulement dans des dérivés; axynetos est celui qui ne se presse pas, qui ne désire pas entreprendre.) Comme toujours, discours est ambigu, il peut aussi bien être le Discours des discours comme il peut désigner un des discours, celui d'Héraclite, par exemple. On observe, cependant, la différence entre un discours et le Discours. Un discours et le Discours ne coïncident ni ne se rejettent. Le Discours traverse chacun des discours; en ceux-ci nous le voyons et le perdons. Ce n'est pas seulement nous qui survenons, les choses aussi surviennent en accord avec le Discours, accord qui n'est pas coïncidence, accord qui vient de désaccords sans lesquels aucun accord ne se verrait célébré.
L'inexpérience dans le Discours ne signifie pas le manque d'initiation dans n'importe quel discours. L'attachement indu à des discours retarde l'accès au Discours. Il y a des discours qui prennent, qui ferment le passage à d'autres discours. Ainsi sont les discours mythiques lors de la vigueur du mythe. Héraclite pense, qui sait, aux dévots aux mondes créés par Homère et Hésiode. Les mots (epea) sont-ils des épopées? Les actes (erga) sont-ils des rites au travers desquels l'homme cherche un passage vers ce qui le dépasse? Le discours d'Héraclite agresse comme exposition, il propose ce que d'autres discours retiennent. Si les discours ont la vertu d'exposer, il ne leur manque pas la ténébreuse qualité d'imposer, contradiction logée au coeur de l'exposition. Aucun discours ne retient l'exposition sans préjudice. Héraclite attaque la croûte durcie de discours qui, se niant comme tels, tendent à se rendre absolus, évadés du flux. Le penseur affronte les cuirasses pour surprendre ce qu'elles recouvrent. Il se fait obscur pour déchaîner ce qui vit dans les ombres, la nature qui survient et fait survenir.
La forme verbale diegeumai ou diegeomai (je poursuis), dérivée de hegemon, chef de troupes, a une consonnance militaire. Ce qui ne surprend pas chez un auteur pour qui le conflit est le père de toutes les choses. Adversaire d'Homère, Héraclite se présente comme un diégète, narrateur épique d'une campagne dont il est le propre protagoniste. L'armée qui l'accompagne devra distinguer (diaireon) en unités, des forces conflictuelles. Dans cette entreprise, tous sont inexpérimentés puisqu'ils procèdent d'un monde, le mythique, dans lequel on raisonnait différemment. Ceux qui marchent avancent comme qui s'éveille. Héraclite se dispose à dire comment sont les choses, une fois défait le voile de la nuit qui les revêtait. Ceux qui l'écoutent doivent se contenter, toutefois, d'un exposé lent, vu que l'exposant ne présente pas comme les aèdes des faits conclus. Héraclite expose les choses à mesure qu'il les découvre. Même ainsi il ne les donne pas toutes prêtes. Pour accompagner l'exposé chaque auditeur devra revoir ce qui lui est montré. Les résultats de l'investigation d'hommes qui s'éveillent ne touchent qu'à des éveillés. La méthode est révolutionnaire: au lieu du passé, le présent, investigation au lieu de chants conclusifs, tâche en marche dont on ignore la fin. Du chant et de la danse on va à la parole, au marcher attentif; du dire des muses, au Discours - sans sujet ni objet - celui de toujours, source de tous les discours.
Délivrés de narratives mythiques et de cérémonies rituelles, mots et actes sont soigneusement examinés. Au contraire des penseurs préoccupés à réfléchir sur le fondement, Héraclite se maintient dans ce qui touche à nos oreilles, yeux, langue, peau. Le sens se trouve dans ce que nous sentons. Qui parle n'énonce pas les règles qui rendent l'énoncé intelligible, cependant, la grammaire est présente dans chaque particule de ce que nous disons. La grammaire est le discours. Comme il existe des grammaires régionales dans la grammaire générale, il y a le Discours et les discours. L'univers d'Héraclite est vivant, les choses purement choses, il n'y en a pas. Toutes les choses et tous les mots sont des actes: actes de parole, actes du Discours.
Le discours d'Héraclite a l'avantage de vaincre les frontières du discours particulier en direction au Discours qui excède tous les discours et les appuie, Discours occulte dans la nature qui occulte. Attentif au discours, tant le souvent déjà dit que le pas encore proféré, Héraclite en entreprend l'examen. Le Discours génère ce qui est et ce qui se dit. En générant, il restaure le mouvement de ce qui tend à la rigidité létale.
D'autres hommes, non éveillés comme Héraclite, dorment dans le sommeil et la veille. Plongés dans le sommeil, leur échappent les expériences quotidiennes et leurs urgences. Ceux qui recherchent chez les agents mythiques une explication aux événements ne vivent-ils pas endormis? Eveillés, ils agissent comme s'ils ne voyaient rien. Pour quel motif considérer éveillé l'homme qui soigne seulement ses intérêts sans chercher à comprendre le monde comme un tout, sans prêter attention à la relation entre les innombrables expériences quotidiennes. Non contents des mots, les éveillés questionnent la grammaire. La grammaire ne se dévoile qu'aux vigilants. Eux seuls peuvent évaluer, juger, dire.