Narcisse et le roman de Kundera
      Donaldo Schüler
      http://www.schulers.com/donaldo/narcisse
      Copyright,1996

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      Je consulte un album de photographie. Il n’est pas récent. Il parvient de la fin du siècle dernier ou du début de ce siècle-ci. Je m’attarde sur un portrait de famille. Debout, un monsieur agé de quarante ans environ, complet noir, cravate. Il appuie la droite sur le dossier d’une chaise où se trouve assise une dame aux cheveux lisses, sereine, hardie, énergique. Des garçons et des filles entourent le couple. Ils sont ses enfants. On a vu plusieurs photographies comme celle que je viens de décrire. Il y en a partout. Le teint, les traits du visage, les vêtements varient selon la région et l’époque, mais la distribution est a peu près la même.
      L’un des photographiés, imaginons, prend la photographie. Il n’espère pas se voir comme il est, mais comme il voudrait être vu. Il s’été habillé pour être photographié, il avait réglé avec les autres l’endroit qui lui appartiendrait. Cheveux, nez, bouche, habit, chaussures -- il avait pris la précaution pour que tout soi à sa place. Entre les photographiés et le photographe il y avait un pacte, bien que tacite. Le photographe devrait deviner le désir de chacun. S’ils n’avaient pas eu de confiance en lui, ils en auraient cherché un autre. Un portrait de famille est une chose plus sérieuse qu’ une photo individuelle. Pour faire faire un portrait de famille, il faut réunir le groupe. La photographie ne signale pas seulement un moment, elle a une importance historique. Elle devra traverser les époques. Elle est un monument.
      Outre ses soins artistiques, le photographe s’engage à satisfaire ses clients. Que lui pourrait valoir de les trahir? Ce profissionnel-ci est différent, par exemple, d’un reporter attentif surtout à la réaction du patron, du lecteur. Solidaire du groupe, le photographe s’applique à perpétuer la famille à un moment de gloire. Il soigne les détails, intervient pour corriger la position d’une jambe, oriente la direction d’un regard, observe l’harmonie de l’ensemble.
      Je regarde la photographie avec d’autres yeux. Comme je ne connaîs pas les gens, je me sens attiré par l’époque où la photographie a été prise. J’observe la mode, la couche sociale, les ruses du photographe qui échappent aux photographiés, plus concernés par eux mêmes que par le travail de l’artiste. Tandis que je m’éloigne, je surprends les intentions du groupe: transmettre organisation, solidité, tranquilité.

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